jeudi 10 octobre 2013

Foot et politique, une petite histoire belge

Belga

A quelques heures de Belgique-Croatie, le match de qualification pour le Mondial brésilien, les Diables Rouges soulèvent l’espoir d’une espèce de nation, la Belgique. Dans leur sillage, le monde politique joue des coudes. La N-VA s’en embarrasse même, dit-on. Fait social total, le football est-il, en Belgique, en train de devenir un fait politique?


Lorsque le capitalisme pas encore mondialisé fait du football un produit culturel d’exportation, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, il passe par les circuits commerciaux traditionnels. Donc par les grands ports, comme Le Havre, Bordeaux, Hambourg, Rotterdam, Montevideo ou Buenos Aires. Le premier club de football belge nait ainsi à Anvers, en 1880 où quelques Britanniques établis dans l’estuaire scaldéen portent l’Antwerp Football Club sur les fonts baptismaux.

Certains fondateurs feront ensuite scission pour fonder le Beerschot. Les autres grandes villes belges, moins directement soumises à l’influence anglaise, sont plus dépendantes de la sociologie des classes dominantes autochtones. Or celles-ci, en Flandre, à Bruxelles comme en Wallonie, sont anglophiles et francophones. Ainsi seront les premières équipes, y compris flamandes. Leurs toponymes français, flanqués d’intitulés anglais, en font foi: La Gantoise de jadis (fondée en 1900) est désormais le Koninklijke Atletieke Associatie Gent, le Football Club Malinois (1904) est aujourd’hui le Koninklijke Voetbalclub Mechelen, le Cercle de Bruges (1899), le Cercle Brugge K.S.V. et le FC Brugeois (1891), le Club Brugge K.V..

Ces classes dominantes de la jeune nation belge sont aussi, on le sait, divisées entre catholiques et libéraux. Le football naissant se superpose, dans les villes où plusieurs équipes s’affrontent, à ce clivage sociopolitique. A Liège, le Football Club (1892) local émane d’élèves de l’Athénée, tandis que le Standard, fondé par l’abbé Debatty en 1898, est un surgeon du Collège Saint-Servais. A Tournai, le Racing est catholique, l’Union, laïque. A Bruges, le Cercle est celui des catholiques et le Club, réputé plus bourgeois, des libéraux. A Malines, le Football Club est catholique, le Racing libéral. Les deux équipes fourniront à la Belgique deux dirigeants de haut vol. Ancien capitaine des Diables rouges, président du «Malinwa» et bourgmestre catholique de Malines, le chanoine Francis Dessain présida l’Union Belge de football de 1943 à 1951. Son prédécesseur (1937-1943) à la fédération? Le…Malinois Oscar Vankesbeek, sénateur libéral et homme fort du Racing local.

Prolétaires et galeux

La question socioéconomique s’invite plus tard, dans des villes et dans des clubs plus jeunes, sans que le mouvement socialiste n’affilie de clubs importants. Ainsi à Charleroi le Sporting (1904) est l’équipe de la bonne bourgeoisie libérale du centre-ville tandis que l’Olympic (1911), «prolétaire et galeux» - comme le disent les Dogues eux-mêmes - rameute d’enthousiastes bataillons des populeux bourgs ouvriers de la périphérie proche et plus lointaine. La césure y est sociale, pas partisane. Au stade de la Neuville les démocrates chrétiens coudoient les socialistes. Exemples illustres, les familles de Joëlle Milquet et de Jacques Van Gompel sont ainsi olympiennes.

Des fédérations et entités sportives gravitent bien autour du Parti ouvrier belge, mais elles ne participent pas aux compétitions classiques, et organisent des ligues parallèles, celles du football dit «travailliste». Certaines trajectoires individuelles, dans d’autres villes où le sentiment d’appartenance repose plutôt sur des critères géographiques que sur des questions sociopolitiques, méritent mention. Bruxelles, où l’on soutenait le Daring ou l’Union selon la rive du Canal sur laquelle on habitait, produisit avant le Dongelberg de Marc Wilmots un centre-avant réputé et un politicien libéral de renom. Oscar Bossaert fut un grand joueur (12 fois international) et dirigeant du Daring avant d’être bourgmestre de Koekelberg puis ministre des classes moyennes du gouvernement Van Acker (1954-1958).

Changement d'aile

Aujourd’hui, le temps et donc les résultats ont largement gommé ces identités. Souvent, un club s’impose comme dépositaire exclusif de l’âme locale, comme à Liège, Charleroi, Malines, voire Bruxelles, où un troisième larron, Anderlecht, a surgi, ou à Bruges. Le duopole original s’y transforme en quasi monopole, les rivaux déchus se racrapotant sur une identité résiduelle, celle d’une authenticité à la désuétude assumée.

Au FC Liège («Liège, c’est nous !» y est plus qu’un cri de ralliement, une incantation), à l’Union Saint-Gilloise ou à l’Olympic de Charleroi, on fait de la nostalgie un argument commercial, presque touristique. Les grands clubs, eux, deviennent les ambassadeurs uniques de leur cité, voire de toute une région. Ils en délaissent parfois, en conséquence, leur identité primitive au profit d’une autre, parfois contraire à la précédente. Le Standard, vieux club catholique, s’est ainsi drapé de l’esprit frondeur, voire subversif, de la Cité Ardente.

Ses supporters les plus acharnés se revendiquent d’une gauche pétaradante. Et le projet coopératif «socios» d’entrée des supporters dans le capital du club a été porté par un quarteron de figures de la gauche principautaire (le sénateur socialiste Hassan Bousetta, l’ancien porte-parole du Parti communiste Pierre Eyben, le conseiller communal VEGA François Schreuer, le député écologiste Eric Jadot et deux syndicalistes du cru).

A Charleroi, les supporters du Sporting se réclament de «gueules noires» qui, à l’époque où tournaient les molettes des mines de charbon, ne fréquentaient guère le stade du Mambourg. Mais le glissement est logique: les Zèbres sont aujourd’hui les représentants les plus en vue du Pays Noir. A Bruges, les formidables succès sportifs du Club l’ont fait se muer en grand rassembleur des plèbes flandriennes. Les bourgmestres CVP de la Venise du Nord ont bien aidé à son expansion. Et son plus célèbre fanatique, Jean-Luc Dehaene, n’est pas vraiment issu de la bourgeoisie laïque et francophone brugeoise.

Hirsutes et contestataires

Malgré les assauts du temps, des défaites et des victoires, des ralliements et des défections, des reliquats de ces séculaires appartenances subsistent encore en Belgique. Linguistiques, d’une part, comme lorsque des tribunes du KV Mechelen s’éructent des cris de soutien au «Malinwa». Politiques, de l’autre, comme lorsqu’une cérémonie eucharistique est organisée pour célébrer le centenaire du Cercle de Bruges. Les derniers signes d’un passé qui, comme ARCO, est voué à l’extinction.

C’est que la Belgique, plat pays de consensus est déjà peu friande de vifs débats politiques. Elle est donc peu encline à politiser les faits sociaux, les plus tragiques comme les plus futiles. A consensus politique, consensus footballistiques: tumultueuses partout ailleurs, ses années soixante et septante n’ont ainsi même pas vu courir sur ses pelouses des footballeurs hirsutes et contestataires qu’ont pu engendrer, par exemple, la France, les Pays-Bas ou l’Allemagne.

Même si les Diables Rouges contribuent à un air du temps patriotique sur lequel misent, au Sud, Elio Di Rupo, et au Nord, les partis de son gouvernement, et même si on sent la N-VA gênée par cette ambiance cocardière, ils rendraient un fier service aux premiers et tarauderaient d’importance la seconde à ne pas entrer sur le terrain politique. Le capitaine Vincent Kompany a éraflé son armure de respectabilité lorsqu’il s’est piqué de répondre à Bart De Wever par son «Belgie is van iedereen». Ses coéquipiers et lui perdraient shorts et chaussettes à aller plus loin.

De la même manière que la Marche Blanche s’était jadis vidée de toute influence lorsque certains de ses promoteurs avaient lancé un parti. Car rien, chez nous, n’est moins politiquement crédible qu’un parti. Fût-il supporté par ceux que supporteraient des supporters…

Nicolas De Decker

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