mercredi 16 octobre 2013

La Belgique est un paradis judiciaire pour les corrupteurs, selon l’OCDE

Photo: Fabonthemoon / Flickr CC
Cadre supérieur dans une entreprise, vous envisagez de verser des pots-de-vin à un fonctionnaire étranger pour remporter un lucratif marché? Dormez sur vos deux oreilles: vous ne risquez rien, ou presque. La Belgique est un véritable paradis judiciaire en matière de corruption. C’est l’OCDE qui le dit, dans un rapport explosif à paraître ce jeudi.


C’est un fameux pavé que jette l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans la mare politico-judiciaire belge. L’organisation internationale basée à Paris doit rendre public, ce jeudi, un rapport très attendu sur la mise en œuvre et l’application, par la Belgique, de la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans le commerce international – un texte signé et ratifié par notre pays en 1999.

Le rapport se penche également sur les recommandations formulées en 2009 par l’OCDE afin de renforcer la lutte contre la corruption: ont-elles, quatre ans plus tard, été correctement appliquées par la Belgique?

Des conclusions assassines pour la Belgique

Ce rapport est le fruit d’une visite à Bruxelles du 23 au 25 avril 2013, d’une équipe du Groupe de travail de l'OCDE sur la corruption dans les transactions commerciales internationales. Ce groupe vient d’adopter le rapport dans le cadre de la «phase 3» du suivi de la mise en œuvre de la Convention OCDE de lutte contre la corruption.

Le Groupe de travail de l'OCDE rassemble les 34 pays membres de l’OCDE ainsi que l’Afrique du Sud, l’Argentine, le Brésil, la Bulgarie, la Colombie, et la Russie. L'équipe d'évaluation était composée d'examinateurs principaux de la France et de la Suisse, ainsi que de membres du secrétariat de l’OCDE. En vue de préparer la mission sur place, les autorités belges avaient dû fournir au Groupe de travail des réponses écrites à différents questionnaires.

Marianne a pu prendre connaissance d’une version quasi définitive de ce rapport qui sera rendu public jeudi. Ses conclusions sont assassines pour notre pays, décrit comme un paradis judiciaire pour les corrupteurs. Aucune stratégie politique, trop peu de moyens, absence de sanctions crédibles. En voici les grandes lignes en exclusivité. Détail piquant: c’est en quelque sorte Yves Leterme qui écrit à Elio Di Rupo. L’ancien Premier ministre est en effet le secrétaire général adjoint de l’OCDE.

La Belgique, paradis judiciaire pour les corrupteurs

Les examinateurs de l’OCDE se disent «sérieusement préoccupés par le manque criant de ressources de l’institution judiciaire dans son ensemble, ce qui affecte significativement la mise en œuvre efficace de la Convention en amenant à la non-ouverture d’enquêtes, au classement sans suite d’un certain nombre de dossiers, voire à la prescription de certaines affaires de corruption transnationale.»

A ce sujet, les examinateurs sont «très inquiets du nombre important d’affaires de corruption transnationale susceptibles d’être prescrites dans les prochaines années». Ils notent que la «surcharge dramatique des services de police et du parquet, ainsi que l’engorgement des tribunaux ne permet pas, à l’heure actuelle, d’assurer que les affaires de corruption transnationales soient conclues avant l’expiration du délai de prescription et estiment que ceci met sérieusement en cause la mise en œuvre par la Belgique de la Convention dans son ensemble».

Manque de moyens et grande passivité

Un large éventail de techniques d’investigation est pourtant à la disposition des autorités en vertu du droit pénal belge, souligne l’OCDE: «Ce n’est donc pas le manque d’outils qui est cause dans la réussite ou l’échec des enquêtes de corruption transnationale, mais les moyens en ressources humaines et matérielles suffisantes pour pouvoir en faire usage.»

Par ailleurs, les auteurs du rapport «s’inquiètent sérieusement» de l’attitude «très passive» des autorités répressives belges qui ne semblent prêtes à se saisir des dossiers de corruption transnationale que sur dénonciation formelle. Ils recommandent donc que la Belgique adopte une approche «plus volontariste» en collectant des informations de diverses sources afin d’améliorer la mise en œuvre de l’infraction de corruption d’agents publics étrangers impliquant des personnes physiques ou morales belges. Ils recommandent également que la corruption transnationale «soit réintégrée au Plan National Sécurité». Incroyable mais vrai: la corruption ne figure plus à l’heure actuelle parmi les priorités du programme 2012-2015 de lutte contre la criminalité.

Les sanctions pénales contre la corruption sont «dérisoires»

Mises à part celles concernant la corruption d’autorités judiciaires, «les peines d’emprisonnement (maximum 3 ans) et les amendes (maximum 275.000 euros) pour corruption d’agents publics sont relativement peu élevées, en particulier pour des cadres supérieurs de grandes sociétés». Pour ces derniers, ces sanctions figurent parmi les plus légères des 40 pays signataires de la Convention. Dès lors, la question du caractère «efficace, proportionné et dissuasif» de ces sanctions, prescrit par la Convention, se pose «sérieusement», selon l’OCDE.

Pour les personnes morales (entreprises) l’amende minimum pour corruption d’un agent public – «situation la plus fréquente dans les transactions commerciales internationales» – n’est que de 165.000 euros. Même le montant maximum semble «relativement dérisoire» dans le contexte de transactions commerciales internationales «valant potentiellement plusieurs millions, voire milliards, d’euros», écrit l’OCDE. Pour ce type de marché, de telles amendes «peuvent facilement être provisionnées à titre de risque» et ne sont «absolument pas en rapport avec les bénéfices réalisés ou attendus».

Trop de peines avec sursis, sans exclusion des marchés publics

Les examinateurs principaux s’inquiètent également de «l’imposition quasi-systématique dans la pratique de peines avec sursis dans les cas de corruption», ceci affectant le caractère efficace, proportionné et dissuasif des sanctions. Ils sont également préoccupés par la prise en compte lors de la fixation des peines dans les affaires de corruption transnationale «de facteurs tels que le dépassement du “délai raisonnable”, plus court que le délai de prescription», ou du fait que la corruption résulte d’une demande d’un agent public étranger.

En ce qui concerne les sanctions complémentaires qui pourraient avoir un effet plus dissuasif, comme exclure des marchés publics les sociétés condamnées pour des actes de corruption transnationale belge, «l’absence de base de données centralisée […] s’écarte des standards de l’OCDE et du Conseil de l’Europe dans ce domaine». Les auteurs du rapport recommandent dès lors aux autorités belges «de mettre en place un casier judiciaire des personnes morales et de le rendre accessible aux autorités chargées de l’octroi et de la gestion des marchés publics belges».

Confiscation des pots-de-vin et transaction pénale: pas de statistiques

Les examinateurs regrettent aussi «de ne pas avoir eu l’opportunité d’examiner des statistiques sur la confiscation de l’instrument et du produit des infractions de corruption dans la pratique». Ils soulignent «l’importance de la confiscation» dans les affaires de corruption transnationale chaque fois que cela est possible, «particulièrement dans un contexte belge où les sanctions pénales ne sont pas efficaces, proportionnées et dissuasives».

L’OCDE regrette également l’absence de statistiques sur le recours à la transaction pénale (payer en échange de l’abandon des poursuites) par type d’infraction, «ce qui aurait permis une analyse plus pertinente de l’application de la transaction pénale en pratique». Lorsqu’une affaire de corruption transnationale se conclut par une telle transaction, les éléments les plus importants de celle-ci – faits principaux, personnes physiques ou morales sanctionnées, sanctions et «remises volontaires» – devraient être rendus publics.

Proactivité défaillante et lanceurs d’alerte non protégés

Les examinateurs principaux regrettent l’absence de mesures prises par les autorités belges en vue de sensibiliser les agents publics à l’obligation d’informer le parquet de toute infraction de corruption d’agents publics étrangers dont ils auraient connaissance dans l’exercice de leurs fonctions. Outre des mesures de sensibilisation, une recommandation enjoignait à la Belgique d’examiner l’opportunité d’instaurer un système cohérent de sanctions en cas de non-respect de cette obligation. Une telle démarche n’a pas été menée par les autorités belges.

Le rapport déplore également «l’absence persistante d’un régime de protection des lanceurs d’alerte dans le secteur public et privé pour des signalements de suspicions de corruption transnationale», et ce en dépit de la recommandation formulée par le Groupe de travail en 2005, toujours non mise en œuvre.

Pas de sanctions réelles. Une attitude trop passive. Des dossiers ouverts seulement sur dénonciation, et encore, sans protéger les sonneurs d’alerte. Si l’OCDE devait attribuer une cote à la Belgique, elle serait assurément négative.

David Leloup et Philippe Engels

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire