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Des soupçons de délit d’initié, un CPAS qui foule aux pieds les procédures légales, un président embarrassé fuyant tout contact avec un soumissionnaire éconduit, un site internet «nettoyé» pour effacer des traces compromettantes… Tels sont les principaux ingrédients d’un curieux marché public attribué par le CPAS de Bruxelles, fin 2012, au fils d’un employé de ce même CPAS... associé à son père.
L’histoire démarre le 7 novembre 2012, lorsque le Conseil de l’action sociale du CPAS de Bruxelles approuve le cahier spécial des charges n°43/12 relatif à la certification «PEB» (performance énergétique des bâtiments) des «habitations individuelles et des unités tertiaires» appartenant au CPAS. En clair, une directive européenne impose que la quantité d’énergie consommée par un bâtiment soit évaluée par un expert agréé quand un nouveau contrat de location ou une vente est prévu. Cela afin d’informer les candidats locataires ou acheteurs de la dimension plus ou moins énergivore – et donc coûteuse à l’usage – du logement convoité.
Le CPAS sollicite alors 14 experts agréés en certification PEB dans le cadre d’une «procédure négociée sans publicité». D’un montant de 81.070 euros, ce marché de services s’étale du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2014. Il couvre potentiellement tous les bâtiments résidentiels (et les plateaux de bureaux d’au moins 500 m²) du parc immobilier du CPAS de Bruxelles – un des plus grands propriétaires fonciers du royaume.
Vu les délais courts, quatre experts seulement remettent une offre. Le 19 décembre 2012, le Conseil de l’action sociale présidé par Yvan Mayeur (PS), l’actuel président du CPAS qui doit devenir bourgmestre de Bruxelles le 15 décembre, décide d’attribuer ce marché public à l’expert Nicolas M., qui travaille sous la dénomination commerciale «PEB Engineering».
Un fils «cheval de Troie» pour obtenir le marché
Pourtant, une simple consultation du site internet de cet expert aurait montré que celui-ci n’opère pas seul. Il travaille en association de fait avec Patrick M., son père, qui est employé au CPAS de Bruxelles. Père et fils sont tous deux des certificateurs PEB agréés par l’Institut bruxellois pour la gestion de l’environnement (IBGE). Ils disposent chacun d’un numéro d’entreprise et sont enregistrés à la TVA notamment pour des «activités d’ingénierie et de conseils techniques» depuis le 15 février 2012 (pour le père) et le 1er mars 2012 (pour le fils).
Employé à temps plein au CPAS, Patrick M. s’est donc formé à la certification PEB dans le but de développer une activité complémentaire sous statut d’indépendant. Il s’est enregistré comme «bureau d’étude» dans les Pages Jaunes. «C’est lui qui a demandé, lors d’une fête du personnel, si son fils pouvait participer à l’appel d’offres», nous apprend Georges Paternoster, secrétaire général faisant fonction du CPAS.
Patrick M. est aussi le propriétaire du nom de domaine PEBengineering.be, selon le gestionnaire des domaines «.be». En mars 2013, ce site expliquait noir sur blanc que «PEB Engineering est le fruit d’une collaboration familiale entre un ingénieur expérimenté dans le bâtiment et la recherche de solutions [le père, NDLR] et d’un technicien, projeteur en architecture expérimenté [le fils, NDLR]» (voir ici la capture d’écran et la comparer avec la page actuelle).
Délit d’initié et conflit d’intérêts
Bref, dans les faits, le CPAS de Bruxelles a bel et bien attribué un marché public à l’un de ses employés. Une fameuse bourde… D’abord parce qu’un risque de délit d’initié était bien réel lors de la passation du marché, ce que confirme Yvan Mayeur (lire son interview ci-dessous). «De par sa fonction et ses relations au CPAS, Patrick M. a la possibilité, en interne, d’avoir accès aux plans des bâtiments à certifier et peut-être même aux offres des autres candidats», estime un des trois soumissionnaires éconduits qui affirme avoir été alerté dès début janvier 2013, par des sources internes au CPAS, que le marché serait pipé.
Ensuite parce que Patrick M. se retrouverait en conflit d’intérêts, juge notre adjudicataire malchanceux: «Monsieur M. travaille au CPAS et a été chargé dans les faits, via le marché remporté par son associé de fils, de certifier, en tant qu’expert soi-disant neutre, la performance énergétique des bâtiments de ce même CPAS.» Or pour ses logements non-sociaux loués ou vendus au prix du marché à un public non précarisé, le CPAS a tout intérêt à afficher des certificats peu énergivores pour attirer locataires et acheteurs. Entre deux logements similaires aux loyers identiques, qui ne choisirait pas celui qui consomme le moins? L’intérêt du CPAS n’est pas celui du certificateur.
Des irrégularités «affolantes»
Par ailleurs, l’attribution de ce marché est entachée d’irrégularités de procédure assez surprenantes. Les trois soumissionnaires éconduits ont reçu un avis de non-attribution du marché le 18 janvier 2013 (voir ici une de ces lettres). Le 24 janvier, l’un d’eux, comme la loi le lui permet, envoie au CPAS une demande de «décision motivée» afin de comprendre pourquoi il n’a pas remporté le marché (voir sa lettre ici). Et là, ça dérape complètement: alors que le délai légal pour répondre est de 15 jours, le CPAS réagit... 46 jours plus tard (voir sa réponse datée du 8 mars). «Je n’ai jamais vu ça, commente Ann-Lawrence Durviaux, professeure en droit public économique et marchés publics à l’université de Liège. Ce n’est pas acceptable, c’est même affolant.»
Voilà pour la forme. Mais le fond est à l’avenant: le tableau comparatif des prix remis par les différents soumissionnaires, censé motiver la décision du CPAS... ne figure pas dans la réponse reçue. «Cette décision motivée est donc orpheline de sa motivation», résume notre adjudicataire malchanceux dans une lettre adressée à Yvan Mayeur le 2 avril dernier (voir cette lettre ici). «En cas de recours devant le Conseil d’Etat, cette décision d’attribution du marché aurait été annulée d’office car elle n’est pas motivée correctement», estime Ann-Lawrence Durviaux. Mais voilà: un recours en annulation n’aurait pas eu d’effet concret sur l’attribution du marché. Une telle procédure n’aurait pu se solder, éventuellement, que par des dommages et intérêts. Vu son coût financier et son issue incertaine, l’expert écarté y a renoncé.
Absence d’expérience et de notoriété
Dans sa missive à Yvan Mayeur, il émet sans surprise de gros doutes sur les conditions d’attribution de ce marché: «Peut-on croire à l’objectivité technique et budgétaire de cette sélection d’un fournisseur? Peut-on penser que la remise de prix des M. soit par hasard la plus compétitive face à 13 autres sociétés reconnues sur la place? Cette sélection de fournisseur ne respecte pas l’indépendance nécessaire entre client et prestataire. La confusion des rôles est évidente.»
La récente immatriculation à la TVA du père et du fils l’interpelle également. «Est-ce en bon gestionnaire que le CPAS choisit pour fournisseur une société sans aucune expérience ni notoriété professionnelles?», interroge-t-il dans sa lettre. Nicolas M. ne pouvait en effet se prévaloir que de huit mois d’expérience dans le métier lorsqu’il a répondu à l’appel d’offres du CPAS de Bruxelles. Suffisant pour un tel marché public de deux ans? «L’expérience n’a pas été prise en compte pour l’attribution de ce marché, uniquement le prix», répond Georges Paternoster.
Une enquête interne vite expédiée
Qui ajoute que ce dossier a fait l’objet d’une enquête interne démarrée le 19 mars et bouclée... deux jours plus tard: «Le gestionnaire du dossier et Patrick M. ont été entendus. Sur base de leurs auditions, il a été conclu que l’attribution du marché n’était pas contraire à l’article 78 de la loi du 8 janvier 1996 sur les marchés publics.» En clair, comme le précise cet article de loi, on a juste vérifié si Patrick M. avait été «préalablement chargé de la recherche, de l’expérimentation, de l’étude ou du développement des travaux, des fournitures ou des services sur lesquels porte [l]e marché». Comme ce n’est pas le cas, l’offre de Nicolas M., associé avec son père, n’a pas été écartée.
Cette enquête «express» a été déclenchée peu après que notre adjudicataire éconduit ait formulé ses inquiétudes à Philippe Close, l’échevin (PS) du Personnel et des Finances à la ville de Bruxelles. Ce que confirme Yvan Mayeur. Mais, curieusement, et malgré l’issue de l’enquête interne, le président du CPAS n’a jamais jugé bon de répondre à la lettre personnelle qu’il recevra quelques jours plus tard du soumissionnaire écarté. «J’ai essayé à maintes reprises, avec insistance, par écrit, oralement et physiquement de rencontrer M. Mayeur pour obtenir des explications: sans succès!», déplore l’expert éconduit, qui aurait apprécié être informé de l’existence de cette enquête interne et y contribuer.
Ce qui est clair, par contre, c’est que le site PEBengineering.be a bien été «nettoyé» après ces péripéties: toute référence à Patrick M. a désormais disparu. Mais l’attribution du marché, elle, n’a jamais été remise en cause.
David Leloup
Yvan Mayeur: «Oui, il y a eu un problème avec ce marché»
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Marianne: Ce marché ne semble pas très régulier. Que s’est-il passé?
Yvan Mayeur: Cette affaire n’a pas été traitée par les politiques du CPAS, mais en direct par l’administration. Cela a fait l’objet, de ma part, d’un point à l’ordre du jour au Conseil de l’action sociale en mars en demandant des explications à l’administration qui, je pense, a manqué de prudence dans cette affaire. La secrétaire générale a répondu qu’effectivement il y avait eu un problème. J’ai demandé si on pouvait remettre en cause ce marché mais le service juridique du CPAS m’a répondu par la négative. Mais oui, en effet, il y a eu un problème avec ce marché.
Vous évoquez un manque de prudence, mais le risque de délit d’initié était quand même élevé...
Y.M.: Oui, tout à fait. Mais dans le rapport qui nous a été remis avant l’attribution, il n’est pas fait référence au fait que le candidat retenu est le fils d’un membre de l’administration.
Il est étonnant, vu ce risque, que le CPAS ait sollicité Nicolas M. pour remettre une offre...
Y.M.: C’est quelqu’un à l’intérieur de l’administration qui a pris cette initiative, pas le Conseil de l’action sociale ni même la haute administration.
Les deux hommes sont associés de fait sous la bannière PEB Engineering...
Y.M.: La personne qui travaille chez nous ne peut pas travailler ailleurs sans notre autorisation. Et on ne la lui a pas donnée.
Il a fallu au CPAS 46 jours, au lieu des 15 légaux, pour répondre de façon très lacunaire à une demande de décision motivée formulée par un adjudicataire éconduit...
Y.M.: Ça je n’en sais rien, je ne sais pas répondre à ça. Je fais confiance au service juridique du CPAS. C’est son travail. Je ne suis pas le juriste du CPAS. Ce n’est pas notre rôle.
Propos recueillis par D.Lp
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